A la recherche du temps perdu - Tome VI - Albertine disparue

A la recherche du temps perdu - Tome VI - Albertine disparue

von: Marcel Proust, Ligaran

Ligaran, 2015

ISBN: 9782335007428

Sprache: Französisch

440 Seiten, Download: 547 KB

 
Format:  EPUB, auch als Online-Lesen

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A la recherche du temps perdu - Tome VI - Albertine disparue



CHAPITRE II Mademoiselle de Forcheville

Ce n’était pas que je n’aimasse encore Albertine, mais déjà pas de la même façon que les derniers temps. Non, c’était à la façon des temps plus anciens où tout ce qui se rattachait à elle, lieux et gens, me faisait éprouver une curiosité où il y avait plus de charme que de souffrance. Et en effet je sentais bien maintenant qu’avant de l’oublier tout à fait, avant d’atteindre à l’indifférence initiale, il me faudrait, comme un voyageur qui revient par la même route au point d’où il est parti, traverser en sens inverse tous les sentiments par lesquels j’avais passé avant d’arriver à mon grand amour. Mais ces fragments, ces moments du passé ne sont pas immobiles, ils ont gardé la force terrible, l’ignorance heureuse de l’espérance qui s’élançait alors vers un temps devenu aujourd’hui le passé, mais qu’une hallucination nous fait un instant prendre rétrospectivement pour l’avenir. Je lisais une lettre d’Albertine, où elle m’avait annoncé sa visite pour le soir et j’avais une seconde la joie de l’attente. Dans ces retours par la même ligne d’un pays où l’on ne retournera jamais, où l’on reconnaît le nom, l’aspect de toutes les stations par où on a déjà passé à l’aller, il arrive que, tandis qu’on est arrêté à l’une d’elles en gare, on a un instant l’illusion qu’on repart, mais dans la direction du lieu d’où l’on vient, comme l’on avait fait la première fois. Tout de suite l’illusion cesse, mais une seconde on s’était senti de nouveau emporté : telle est la cruauté du souvenir.

Parfois la lecture d’un roman un peu triste me ramenait brusquement en arrière, car certains romans sont comme de grands deuils momentanés, abolissent l’habitude, nous remettent en contact avec la réalité de la vie, mais pour quelques heures seulement, comme un cauchemar, puisque les forces de l’habitude, l’oubli qu’elles produisent, la gaîté qu’elles ramènent par l’impuissance du cerveau à lutter contre elles et à recréer le vrai, l’emportent infiniment sur la suggestion presque hypnotique d’un beau livre qui, comme toutes les suggestions, a des effets très courts.

Et pourtant, si l’on ne peut pas, avant de revenir à l’indifférence d’où on était parti, se dispenser de couvrir en sens inverse les distances qu’on avait franchies pour arriver à l’amour, le trajet, la ligne qu’on suit, ne sont pas forcément les mêmes. Elles ont de commun de ne pas être directes parce que l’oubli pas plus que l’amour ne progresse régulièrement. Mais elles n’empruntent pas forcément les mêmes voies. Et dans celle que je suivis au retour, il y eut au milieu d’un voyage confus, trois arrêts dont je me souviens, à cause de la lumière qu’il y avait autour de moi, alors que j’étais déjà bien près de l’arrivée, étapes que je me rappelle particulièrement, sans doute parce que j’y aperçus des choses qui ne faisaient pas partie de mon amour d’Albertine, ou du moins qui ne s’y rattachaient que dans la mesure où ce qui était déjà dans notre âme avant un grand amour s’associe à lui, soit en le nourrissant, soit en le combattant, soit en faisant avec lui, pour notre intelligence qui analyse, contraste d’image.

La première de ces étapes commença au début de l’hiver, un beau dimanche de Toussaint où j’étais sorti. Tout en approchant du Bois, je me rappelais avec tristesse le retour d’Albertine venant me chercher du Trocadéro, car c’était la même journée, mais sans Albertine. Avec tristesse et pourtant non sans plaisir tout de même, car la reprise en mineur sur un ton désolé du même motif qui avait empli ma journée d’autrefois, l’absence même de ce téléphonage de Françoise, de cette arrivée d’Albertine qui n’était pas quelque chose de négatif, mais la suppression dans la réalité de ce que je me rappelais et qui donnait à la journée quelque chose de douloureux, en faisait quelque chose de plus beau qu’une journée unie et simple parce que ce qui n’y était plus, ce qui en avait été arraché, y restait imprimé comme en creux.

Au Bois, je fredonnais des phrases de la sonate de Vinteuil. Je ne souffrais plus beaucoup de penser qu’Albertine me l’avait jouée, car presque tous mes souvenirs d’elle étaient entrés dans ce second état chimique où ils ne causent plus d’anxieuse oppression au cœur, mais de la douceur. Par moment, dans les passages qu’elle jouait le plus souvent, où elle avait l’habitude de faire telle réflexion qui me paraissait alors charmante, de suggérer telle réminiscence, je me disais : « Pauvre petite », mais sans tristesse, en ajoutant seulement au passage musical une valeur de plus, une valeur en quelque sorte historique et de curiosité comme celle que le portrait de Charles Ier par Van Dyck, déjà si beau par lui-même, acquiert encore du fait qu’il est entré dans les collections nationales par la volonté de Mme du Barry d’impressionner le Roi. Quand la petite phrase, avant de disparaître tout à fait, se défit en ses divers éléments où elle flotta encore un instant éparpillée, ce ne fut pas pour moi comme pour Swann une messagère d’Albertine qui disparaissait. Ce n’était pas tout à fait les mêmes associations d’idées chez moi que chez Swann que la petite phrase avait éveillées. J’avais été surtout sensible à l’élaboration, aux essais, aux reprises, au « devenir » d’une phrase qui se faisait durant la sonate comme cet amour s’était fait durant ma vie. Et maintenant sachant combien chaque jour un élément de plus de mon amour s’en allait, le côté jalousie, puis tel autre, revenant en somme peu à peu dans un vague souvenir à la faible amorce du début, c’était mon amour qu’il me semblait, en la petite phrase éparpillée, voir se désagréger devant moi.

Comme je suivais les allées séparées d’un sous-bois, tendues d’une gaze chaque jour amincie, le souvenir d’une promenade où Albertine était à côté de moi dans la voiture, où elle était rentrée avec moi, où je sentais qu’elle enveloppait ma vie, flottait maintenant autour de moi, dans la brume incertaine des branches assombries au milieu desquelles le soleil couchant faisait briller, comme suspendue dans le vide, l’horizontalité clairsemée des feuillages d’or. D’ailleurs je tressaillais de moment en moment, comme tous ceux pour lesquels une idée fixe donne à toute femme arrêtée au coin d’une allée, la ressemblance, l’identité possible avec celle à qui on pense. « C’est peut-être elle ! » On se retourne, la voiture continue à avancer et on ne revient pas en arrière. Ces feuillages, je ne me contentais pas de les voir avec les yeux de la mémoire, ils m’intéressaient, me touchaient comme ces pages purement descriptives, au milieu desquelles un artiste pour les rendre plus complètes introduit une fiction, tout un roman ; et cette nature prenait ainsi le seul charme de mélancolie qui pouvait aller jusqu’à mon cœur. La raison de ce charme me parut être que j’aimais toujours autant Albertine, tandis que la raison véritable était au contraire que l’oubli continuait à faire en moi de tels progrès que le souvenir d’Albertine ne m’était plus cruel, c’est-à-dire avait changé ; mais nous avons beau voir clair dans nos impressions, comme je crus alors voir clair dans la raison de ma mélancolie, nous ne savons pas remonter jusqu’à leur signification plus éloignée. Comme ces malaises dont le médecin écoute son malade lui raconter l’histoire et à l’aide desquels il remonte à une cause plus profonde, ignorée du patient, de même nos impressions, nos idées, n’ont qu’une valeur de symptômes. Ma jalousie étant tenue à l’écart par l’impression de charme et de douce tristesse que je ressentais, mes sens se réveillaient. Une fois de plus comme lorsque j’avais cessé de voir Gilberte, l’amour de la femme s’élevait en moi, débarrassé de toute association exclusive avec une certaine femme déjà aimée, et flottait comme ces essences qu’ont libérées des destructions antérieures et qui errent en suspens dans l’air printanier, ne demandant qu’à s’unir à une nouvelle créature. Nulle part il ne germe autant de fleurs, s’appelassent-elles « ne m’oubliez pas », que dans un cimetière. Je regardais les jeunes filles dont était innombrablement fleuri ce beau jour, comme j’eusse fait jadis de la voiture de Mme de Villeparisis ou de celle où j’étais par un même dimanche venu avec Albertine. Aussitôt, au regard que je venais de poser sur telle ou telle d’entre elles, s’appariait immédiatement le regard curieux, furtif, entreprenant, reflétant d’insaisissables pensées, que leur eût à la dérobée jeté Albertine et qui, géminant le mien d’une aile mystérieuse, rapide et bleuâtre, faisait passer dans ces allées jusque-là si naturelles, le frisson d’un inconnu dont mon propre désir n’eût pas suffi à les renouveler s’il fût demeuré seul, car lui, pour moi, n’avait rien d’étranger.

D’ailleurs à Balbec, quand j’avais désiré connaître Albertine la première fois, n’était-ce pas parce qu’elle m’avait semblé représentative de ces jeunes filles dont la vue m’avait si souvent arrêté dans les rues, sur les routes et que pour moi elle pouvait résumer leur vie. Et n’était-il pas naturel que maintenant l’étoile finissante de mon amour dans lequel elles s’étaient condensées se dispersât de nouveau en cette poussière disséminée de nébuleuses ? Toutes me semblaient des Albertine – l’image que je portais en moi me la faisant retrouver partout, – et même, au détour d’une allée,...

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