Grand-Mère Tout Doucement

Grand-Mère Tout Doucement

von: Adeline Yzac

Alice Editions, 2014

ISBN: 9782511014684

Sprache: Französisch

163 Seiten, Download: 387 KB

 
Format:  EPUB, auch als Online-Lesen

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Grand-Mère Tout Doucement



CHAPITRE 2


La fille d’à côté slamait entre ses dents, de plus en plus vite. Gloria s’asseyait toujours du côté de la vitre du bus quand elle le pouvait. Elle voyait la ville de haut et de loin. En décalé. En curieuse. En visiteuse. Elle adorait observer le monde, guetter, découvrir. Comme un chat silencieux roulé en boule et qui cligne des yeux de temps à autre.

C’est bien pour cette raison qu’elle sera journaliste.

Heureusement, oui, qu’elle avait son violon. Et puis Ada, son amie de toujours. Dans dix jours, elles prendraient l’avion à Marignane où ses parents les conduiraient en voiture. Traversée de la Méditerranée. Atterrissage à Casablanca. Toutes les deux seules. Ada et Gloria. Gloria et Ada. À l’arrivée, Moha les attendrait à l’aéroport. Ensuite, ils prendraient l’autocar pour gagner le village natal de la grande famille d’Ada, sur les plateaux de l’Atlas. Là-haut vivait Nena Aïcha, une dame de quatre-vingt-six ans que Gloria n’avait jamais vue. C’était la grand-mère d’Ada.

— Je l’aime tant, disait Ada à la fin de chaque été, en rentrant du Maroc.

C’était comme ça depuis la maternelle.

— Regarde, j’ai fait de nouvelles photos. Tu as vu la dernière robe qu’elle s’est cousue ? Elle est encore plus colorée que l’an dernier ! C’était pour le mariage de mon cousin Benaced.

Le bus traversait les derniers immeubles de la ville, il gagnait la banlieue, il roulait entre de grandes surfaces, des hôtels, des usines, des lotissements. Gloria ouvrit à nouveau les yeux. Elle connaissait le paysage sur le bout des doigts. Depuis qu’elle était née, elle le traversait en bus chaque mercredi, au début avec sa mère ou sa grande cousine Nadège, puis seule depuis trois ans.

— De vraies pustules, cette banlieue, disait Anita.

Jusqu’à cet hiver, Gloria pensait comme sa mère.

Et puis, début janvier, elle avait fait une belle découverte. Grâce au docteur Lafaye, le docteur de Repù.

— Savez-vous qu’au milieu de ces pustules, comme vous dites, se trouve un centre médical où des chercheurs travaillent à comprendre certaines maladies orphelines ? Pas loin, dans un laboratoire, on fabrique des médicaments pour retarder la maladie de Parkinson.

Le médecin avait toujours de bonnes paroles. Depuis ce jour, Gloria s’était mise à regarder la zone industrielle autrement. C’était comme sa vie à elle du moment. Un passage ingrat et nécessaire. Comme la maladie de grand-mère Tout Doucement. Une réalité moche à laquelle on ne peut pas échapper. Ce quartier morose, posé entre la vieille ville et les vignobles, c’était pas seulement la mocheté de la ville. C’était un endroit vital. Dans ce fatras d’usines, de fast-food, de supermarchés, de bureaux, des gens géniaux s’affairaient. Gloria regardait maintenant cette portion de trajet avec plus d’intérêt. Presque avec tendresse.

Voilà, tu changes, tu te prends de belles peurs et tu apprends à regarder la vie avec plus de clarté. Il y a du pénible et du lourd, et, en même temps, de l’espoir. La possibilité d’agir. Quand tu es petite, tu ne vois pas tout ça. Les adultes pensent pour toi et font la plupart des choses à ta place.

Gloria se laissa couler comme si elle devenait de l’eau. Une eau paisible de montagne. Une eau qui a tout son temps.

À partir de maintenant, elle entrait dans un grand moment. Les vignes apparurent, et au loin, le clocher de l’église du village.

Le terminus du n° 12 se trouvait à deux pas du portail du jardin de grand-mère Tout Doucement. Gloria descendit par la porte arrière du bus, son violon contre son cœur. Son cœur qui s’était mis à battre comme un fou. Qu’est-ce qui lui prenait ? Encore l’autre, la grande, la pimbêche, qui manigançait à savoir quoi ! Gloria se sentit toute fragile. Toute dolente. Le vent frais vint lui ébouriffer les cheveux. Comme pour la secouer. Pour la réveiller. C’était toujours pareil. À chaque trajet, elle aimait rêver, elle somnolait, elle se laissait porter par le roulement du car et le traintrain du voyage. À l’arrivée, elle était entre deux, toute blottie en elle et engourdie. Il lui fallait un petit temps avant de se mettre à nouveau à bouger. Ça, au contraire de bien des choses qui avaient bougé en elle, ça ne semblait pas avoir changé. Gloria se sentit contente. Elle n’allait pas tout perdre de son enfance. C’était rassurant.

Auparavant, quand elle était petite, elle ne s’impatientait jamais dans le bus. Au contraire, elle se régalait, elle découvrait toujours quelque chose de nouveau dans le paysage. Ou alors, elle se tapissait contre l’adulte qui l’accompagnait. Quelquefois, elle jouait avec ses poupées. Ou bien elle s’inventait des musiques et des scènes à mi-voix. Il lui arrivait aussi de réciter ses leçons dans sa tête…

— Elle est sage comme une image, elle a l’air de mijoter comme un bon plat, avait dit une fois grand-mère Tout Doucement qui la ramenait chez ses parents, dans leur appartement de la vieille ville. Elle fait peut-être le bilan de sa vie !

Dans l’immédiat, Gloria ne se pressait pas pour s’éloigner du bus. Son cœur tambourinait. Elle était la seule et dernière passagère. Elle se donna une attitude tranquille et indifférente. Tout cela sans un seul coup d’œil pour le chauffeur. Lui, la suivait du regard dans le rétroviseur. Elle le savait. Par devinette, par instinct, par déduction, peu importe, elle était sûre qu’il la détaillait. Elle, faire semblant d’ignorer le conducteur, ses yeux et son cinéma, c’était son choix délibéré. Ça lui donnait une sorte de pouvoir. Laisser le garçon sur un doute, ça lui plaisait, ça la faisait jubiler.

Chacun son tour.

Tu peux toujours me lorgner, j’ai le dernier mot. Je suis rouge tomate mais vu que je te tourne le dos, tu ne le vois pas. Tu ne sauras pas non plus si je te devine ou pas en train de m’observer, tu sauras pas si ça me plaît ou pas. Ça t’apprendra à me fixer comme si j’étais une souris au bord de son trou. Tant qu’à y être, t’as qu’à venir plus près, tu verras mieux l’acné que je cache sous ma frange !

Gloria se surprenait à jouer à ce drôle de jeu de faire semblant de rien. Une vraie comédienne. Elle se sentit forte, tout à coup. Sa colère et son cran, c’était comme de la dope. Ce jeu d’audace et de revanche lui donnait de l’élan. C’était bizarre, une brusque bouffée de confiance la prenait, une drôle de griserie qui la rendait toute chaude. Quand elle était petite, elle aimait bien narguer les grands s’ils l’embêtaient trop. Surtout quand elle ne savait pas se défendre. Et puis, aujourd’hui, c’était simple, c’était ainsi et pas autrement, il était quinze heures pile et elle était contente de ce petit amusement idiot.

Même si elle était passée du rouge tomate au rouge écarlate.

Même si elle était rongée par l’envie de foncer dans le jardin de sa grand-mère et de se cacher sous les rhododendrons, dans un trou de taupe.

Au fond, il sait que je sais qu’il me regarde, et…

À ce moment-là, Gloria aperçut grand-mère Tout Doucement. Ses yeux venaient de se porter au-dessus du portail bas, de longer l’allée bordée de tulipes et de se poser sur la façade de la maison en pierre. Grand-mère Tout Doucement l’attendait, comme chaque mercredi. Aujourd’hui, elle se tenait debout à côté de sa fille Anita, derrière la fenêtre de la salle à manger. Ou plutôt, la mère de Gloria, en entendant le bus s’approcher, avait dû pousser sa maman derrière le carreau.

— Gloria arrive, regarde !

Jusqu’à l’automne, grand-mère Tout Doucement venait au petit portail de bois accueillir sa petite-fille. C’était un rituel, un jeu, un plaisir. Elle se précipitait, impatiente, coiffée avec coquetterie, une robe ou un pantalon de couleur vive, des chaussures de ville aux pieds. Elle riait et pétillait de partout, elle tendait les bras, et le buste, et tout son corps. On aurait dit qu’elle voulait s’envoler vers Gloria. Et c’était toujours sa petite-fille la plus rapide. Hop ! En trois bonds, elle avait plongé contre la poitrine et le ventre rebondis qui sentaient mille parfums.

Cet après-midi, grand-mère Tout Doucement se tenait immobile et raide comme une statue. Elle restait insensible au soleil qui se livrait à des acrobaties sur la façade de la maison, tapait à la vitre de la salle à manger, lui chatouillait le visage. Le corps de Repù faisait une ombre menue, comme lointaine, proche de s’effacer.

Gloria eut un pincement désagréable au creux de l’estomac. Un pincement qui tomba en plein sur sa colère d’ado et son jeu idiot avec le chauffeur. Drôle de mélange. Ça faisait mal.

La porte arrière du bus claqua soudain en se refermant.

Gloria sursauta.

— Oh non… !

Voilà qu’elle venait de se trahir. Les joues brûlantes de rage, elle resta figée sur place. Le car s’éloigna. Il allait tourner au rond-point pour repartir en sens inverse. Il passerait devant elle. Une minute suffisait pour cette manœuvre. À moins que le chauffeur n’aille au dépôt, ne laisse le véhicule à un autre conducteur qui prendrait le relais. Alors, il ne repasserait pas de suite. Gloria tendait l’oreille de toutes ses forces. Qu’il y ait une halte à l’entrepôt, c’était sa seule chance pour que sa gêne passe inaperçue....

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